LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie



XXI. - LE RETOUR.
Au Sénégal. - Tanger. - Gibraltar. - L'Espagne. - Le rossignol salue notre arrivée. - Grenade. - Cordoue. - Tolède. - Madrid. - L'Aragon. - Les Pyrénées. - Saines et sauves. - Le retour au pays. - Doux souvenirs. - Un sanglot.


J'ai hâte de m'éloigner de ces scènes d'horreur. Près de cinq mois se sont écoulés depuis notre départ ; c'est bientôt l'époque du printemps de France ; chaque jour je rencontre quelques-unes de mes compagnes qui se préparent au retour.

Je franchis à tire d'aile les contrées fertiles et malsaines, les épaisses forêts de la Sénégambie. Je m'arrête à Saint-Louis du Sénégal, où flotte le drapeau français ; mais la colonie est en deuil, la fièvre jaune sévit et vient de faire de nombreuses victimes. Ils ne se doutent pas, mes compatriotes agonisants, qu'une pauvre hirondelle de France se repose sur le toit de leur demeure et fait des vœux pour la cessation du terrible fléau. Elle voudrait pouvoir dire, dans sa chanson du retour, à ceux qu'elle reverra bientôt au pays : " Tous vos enfants se portent bien ? " ...

C'est maintenant l'immense désert, sans eau et sans verdure ; c'est le cap Blanc, le cap Bajador, le cap Noun, le Maroc et Tanger point extrême, dernière station de mon voyage en Afrique. " Mais que de jours, que de peines, que de fatigues il faudrait à un voyageur pour se rendre, par terre, de Saint-Louis à Tanger ! ...

Tanger est bâtie sur une hauteur près de la baie du même nom, qui forme l'entrée occidentale du détroit de Gibraltar. Son grand château délabré porte encore les traces du bombardement que les Français se virent dans l'obligation de lui faire subir, le six août 1544.

Quinze kilomètres seulement séparent les colonnes d'Hercule et Gibraltar ; d'un coup d'aile, je traverse le détroit et je suis en Europe, à la pointe sud de l'Espagne et je me repose sur ce fameux rocher qui appartient à l'Angleterre

Gibraltar est une des places les plus fortes de l'univers. I es flancs du rocher sur lequel elle est située offrent de profondes cavernes qui sont autant d'arsenaux à l'épreuve du canon. C'est la clef de la Méditerranée, et elle sert d'entrepôt pour une infinité de marchandises d'Amérique et d'Orient.

L'Espagne est couverte de nombreuses montagnes ; ses fleuves sont : l'Ebre, le Guadalajara, le Jucar et la Segura, qui se jettent dans la Méditerranée ; le Guadalquivir, la Guadiana, le Tage, le Douro, le Minho, qui versent leurs eaux dans l'Océan Atlantique, après avoir reçu un grand nombre d'affluents.

Le climat chaud et varié permet aux productions de la zone tempérée de se confondre avec celles des tropiques ; de belles vallées, bien arrosées, de gras pâturages, de riches vignobles seraient des éléments de prospérité pour un peuple plus laborieux.

Les orangers, les citronniers, des lauriers gigantesques, le palmier nain, la canne à sucre, le cactus à cochenille, le cotonnier, croissent abondamment dans toute la région du midi.

Le rossignol semble saluer notre retour : De tous côtés retentit son chant harmonieux aux variations douces, joyeuses ou plaintives. Chaque buisson abrite un couple de ces oiseaux ; la Sierra Nevada, la Sierra Morena, l'Andalousie tout entière est comme un immense jardin peuplé de rossignols.

Voici Grenade avec ses hautes murailles en ruines dont, autrefois, plus de mille tours défendaient l'approche ; elle est encore remarquable par ses maisons richement décorées, ses nombreuses fontaines, ses jardins délicieux, ses édifices magnifiques, parmi lesquels l'Alhambra, monument admirable de l'architecture mauresque, qui servit de forteresse et de palais aux rois musulmans.

Cordoue, capitale de l'ancien royaume du même nom, a compté, sous la domination mauresque, un million d'habitants et n'en renferme aujourd'hui que cinquante-cinq mille ; elle possède aussi de nombreux et splendides jardins et une grande mosquée construite par les Maures, et dont les chrétiens ont fait une église. On pénètre, par dix-neuf portes, dans ce vaste édifice, orné à l'intérieur de plus de quatre cents colonnes.

Je franchis la Sierra -1,1orena et, volant droit au Nord, je viens me reposer sur la cathédrale de Tolède, qui fut longtemps la plus vaste mosquée des enfants de Mahomet.

Bâtie sur un rocher qui s'élève au bord du Tage, Tolède est, à distance, d'un assez bel aspect ; nais, ses maisons basses et mal bâties, ses rues étroites et malpropres amènent bientôt le désenchantement. L'Alcazar, ancien palais des rois maures, dans la cour intérieure duquel Charles-Quint fit construire une colonnade en granit justement admirée, est un de ses principaux monuments.

Remontant le cours du Tage, puis celui de la Jarama, j'atteignis le Mançanarez et je fus bientôt à Madrid, capitale de l'Espagne. C'est une grande et belle ville dont les rues, les places et les palais forment un ensemble majestueux. Je fus accueillie, sur la place du Soleil, par les cris joyeux d'un grand nombre de mes compagnes qui, comme moi, préparaient leur retour.

Le lendemain, après avoir traversé l'Aragon, j'arrivai au pied du Mont-Perdu ; nous n'étions plus séparées de la France que par la barrière des Pyrénées.

Une muraille de granit, couronnée de neige, se creuse devant nous en cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d'une lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et sur chaque étage des milliers de gradins. La vallée finit là ; le mur est d'un seul bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient que ses assises massives ne remueraient pas. L'esprit est accablé par l'idée d'une stabilité inébranlable et d'une éternité assurée. Là est la borne de deux contrées et de deux races ; c'est elle -que Roland voulut rompre, lorsque d'un coup d'épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l'immense blessure disparaît dans l'énormité du mur invaincu. Trois nappes de neige s'étalent sur les trois étages d'assises. Le soleil tombe de toute sa force sur cette robe virginale, sans pouvoir la faire resplendir. Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère 9 l'air glacé sous les rayons du midi ; de grandes ombres humides rampent au pied des murailles. C'est l'hiver et la nudité du désert. Les seuls habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets d'eau arrivent par milliers de la plus haute assise, 'bondissant de gradin en gradin, croisent leurs raies d'écume, serpentent, s'unissent et tombent par douze ruisseaux qui glissent de la dernière assise en traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La treizième cascade, sur la gauche, a 2268 pieds de haut. Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme une voile de mousseline qu'on déploie ; l'air adoucit sa chute, l'œil suit avec complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse le long du rocher et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit, à travers son panache, de l'éclat le plus doux et le plus aimable. Elle arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et rejaillit en poussière d'argent ; la fraîche et transparente vapeur se balance autour de la pierre trempée, et sa traînée rebondit, monte légèrement le long des assises. L'air est immobile ; nul bruit, nul être vivant dans cette solitude. On n'entend que le murmure monotone des cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans la forêt...

" A mesure que nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s'effacent, les montagnes grises s'élargissent et s'étalent dans leur énormité. Tout d'un coup, sous le soleil ardent, la perspective se brouille ; nous sentons l'attouchement froid, humide de je ne sais quel être invisible. Un instant après, l'air s'éclaircit et nous apercevons derrière nous le dos blanc, arrondi, d'un beau nuage qui s'éloigne et dont l'ombre glisse légèrement sur la pente. Bientôt l'herbe utile disparaît, des mousses roussies, des milliers de rhododendrons revêtent les escarpements stériles ; la route se dégrade sous l'effort des sources perdues ; elle s'encombre de pierres roulées…

" Tout ce qui est humain disparaît ; villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis.

" J'ai deux vallées sous les yeux, qui semblent deux petites bandes de terre dans un entonnoir bleu. Les seuls êtres ici sont les montagnes. Les routes et les travaux des hommes y ont égratigné un point imperceptible ; nous sommes des mites, qui gîtons entre deux réveils, sous un des poils d'un éléphant. La civilisation est un joli jouet en miniature, dont la nature un instant s'amuse et que tout à l'heure elle va briser. On n'aperçoit qu'un peuple de montagnes assises sous la coupole embrasée du ciel. Elles sont rangées en amphithéâtre, comme un conseil d'êtres immobiles et éternels. Toutes les réflexions tombent sous la sensation de l'immense : Croupes monstrueuses qui s'étalent, gigantesques échines osseuses, flancs labourés qui descendent à, pic jusqu'en des fonds qu'on ne voit pas. On est là comme dans une barque au milieu de la mer. Les chaînes se heurtent comme des vagues. Les arêtes sont tranchantes et dentelées comme les crêtes des flots soulevés ; ils arrivent de tous côtés, ils se croisent, ils s'enfuissent, hérissés, innombrables, et la houle de granit monte haut dans le ciel, aux quatre coins de l'horizon. "

Nous passions silencieuses au-dessus des masses sombres ; Les neiges qui les couronnaient ressemblaient à des draperies funèbres jetées sur de gigantesques monuments. Là, comme dans les Alpes, nous étions environnées de puissants ennemis : Aigles et faucons, cachés dans les anfractuosités des rocs, guettaient leurs proies. Cependant la puissante barrière fut franchie sans encombre : Nous étions en France ! ... . ... ... .            . .

Deux jours plus tard, j'étais revenue sur les bords de la Vienne, et perchée sur le faîte du hangar, avec quelques-unes de mes compagnes, je me réchauffais au soleil d'avril.

Enfants et vieillards semblaient nous contempler avec bonheur Notre retour, en effet, c'était le printemps, avec son cortège de fleurs ; c'étaient des jours plus beaux et une température clémente. J'aperçus mon jeune ami, celui qui m'avait sauvé de la griffe du chat, celui qui, la tête à la lucarne de la grande maison, assistait à notre départ ; mais il me sembla qu'un voile de tristesse était répandu sur ses traits ; il me regardait avec une émotion mal contenue ; une larme perlait au bord de ses paupières.

Je m'élançai dans la direction de la Vienne : Les peupliers embaumaient l'air ; les saules laissaient flotter leurs chatons fleuris ; partout les arbres commençaient à épanouir leurs feuilles et leurs fleurs. Je vins me reposer sur la branche d'un vieil arbre où j'avais souvent gazouillé avec mes soeurs. J'aspirais cet air pur imprégné d'une senteur pénétrante, plus suave que la brise embaumée des tropiques, parce que c'est l'odeur du pays ! ! ...

J'aurais voulu tout revoir en même temps, je planai sur la Vienne, je glissai sous les arcades du pont, bientôt je folâtrai avec mes amies autour des murailles du vieux château.

Il y avait toujours là de nombreuses crécerelles ; mais, maintenant, j'étais prudente et aguerrie, j'avais affronté tant de danger s !

Je revins vers la vieille église, et en passant au-dessus du cimetière, il me sembla entendre le bruit d'un sanglot.

Une nouvelle tombe était ouverte sous les grands noyers ; une

femme agenouillée pleurait la mort de son mari : Je reconnus la mère de l'ami dont j'avais remarqué la tristesse.

Appuyée sur une branche, je me mis à gazouiller un chant plein de mélancolie : Le regard de la pauvre veuve se porta vers moi avec une expression de douceur et de reconnaissance. Il me sembla que j'avais apporté une consolation à cette pauvre mère et fait naître en son coeur un rayon d'espérance.

Mon long voyage et mon heureux retour lui disaient éloquemment que la séparation ne saurait être éternelle ! …

Accueil | Les hirondelles | Migration | Protection | L'homme et l'hirondelle | Actualités |
© 2002-2015 oiseaux.net