LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie



XVIII. - LE PLUS GRAND DES SINGES.
Les régions de l'Ouest. - Le gorille. - Un nègre éventré. - Un fusil tordu. - A la poursuite du gorille. - Un cri diabolique. - Auprès du feu. - Face à face. - Une apparition infernale. - Terrible adversaire. - Les singes. - Le chimpanzé. - Un animal intelligent. - Mort de douleur ! ...


La même puissance instinctive qui me poussait vers le sud, il y quelques mois, m'entraîne maintenant dans la direction du Nord. C'est que là-bas, en Europe, par delà les mors, c'est la patrie, c'est le berceau, c'est la France.

Les régions de l'ouest de l'Afrique ne sont pas moins curieuses à visiter que celles de l'est. Si, parfois, on rencontre des pays stériles, brûlés par les rayons ardents d'un soleil de feu, le plus souvent une végétation puissante jette sur les collines et les montagnes des voûtes de feuillages, des amphithéâtriques de verdure. A la tête du règne végétal s'élève partout l'immense baobab Son fruit, surnommé le pain de singe, nourrit des peuplades entières de nègres qui, au lever du soleil, épient religieusement le réveil de ses fleurs fermées pendant la nuit.

De pare d'immenses contrées de ses voûtes verdoyantes, et son tronc caverneux sert quelquefois de temple ou de salle d'assemblée à toute une tribu.

Les forêts renferment des cocotiers, des palmiers, des mangliers, des bananiers, diverses espèces de citronniers, d'orangers, de grenadiers. Le caroubier fournit une boisson agréable ; l'ailais de la Guinée donne de l'huile et du beurre. Le muscadier et le cannellier croissent spontanément.

Aucune partie du morde ne nourrit plus d'éléphants, d'antilopes, de zébus, de singes ; le hideux mandrill, le chimpanzé, le pi thèque, l'hamadryade, le macaque, le callitriche .y abondent.

J'ai vu, dans le Gabon, un autre grand singe, le plus terrible de tous, et je n'ai pu réprimer mon effroi, en présence de cette monstrueuse caricature de l'homme.

Souvent confondus avec les chimpanzés, les gorilles vivent, en petites troupes, dans les vastes forêts de ce pays, où ils sont plus redoutés que le lion et le tigre. Rien ne peut résister à FatLaque de ces animaux, et l'homme qui se laisse surprendre est irrévocablement perdu. Le singe broie son adversaire, s'empare de son arme, la brise et revient au cadavre qu'il dévore.

Un nègre armé d'un fusil se trouve tout à coup en présence d'un gorille ; il l'ajuste, le tire, le blesse, mais ne le tue pas roide ; la bête pousse un rugissement terrible, fond sur son adversaire, l'éventre d'un seul coup de son énorme main, prend le fusil, le tord, l'aplatit entre ses puissantes mâchoires, met la crosse en petits morceaux, et se retire à l'approche du secours que les cris de la victime avaient attiré. Telle est la scène affreuse à laquelle j'ai assisté.

Lorsque le tigre menace sa famille, cet affreux homme des bois met ses petits en sûreté et revient attaquer son ennemi dont il triomphe toujours.

Laissons parler un de ces hardis explorateurs qui ont par" , couru, les forêts et les déserts et qui oint lutté corps à corps aveu tous les monstres qu'ils recèlent (1).

R La petite troupe qui l'accompagnait manquait de vivres ; les hommes étaient exténués ; lui-même mourait de faim. Les nègres venaient de tuer un énorme serpent venimeux, qu'ils mangèrent avec avidité.

" Quand le serpent fut dévoré, dit-il, et que moi, le seul estomac vide de la société, j'eus mûrement réfléchi au désavantage d'avoir été élevé dans un pays policé, nous arrivâmes à un endroit où croissait une espèce de canne à sucre dégénérée ; j'avais hâte de prendre quelques tiges pour les goûter ; mais tout à coup mes hommes signalèrent un fait qui les jeta dans le plus grand trouble. Çà et là des cannes avaient été abattues, déracinées et brisées en plusieurs morceaux, que l'on voyait répandus à terre, après avoir été mâchés, Je reconnus les traces, toutes fraîches, d'un gorille,, et je sentis mon cœur se gonfler de joie... En suivant ces traces, nous trouvâmes bientôt les empreintes du pied de l'animal si longtemps désiré... Mes hommes gardaient le silence, comme des gens qui vont s'exposer à des dangers plus qu'ordinaires... Nous donnâmes un coup d'œil à nos armes, puis nous partîmes...

" J'avais entendu parler du terrible rugissement du gorille, de sa force prodigieuse et de son grand courage, lorsque, par malheur, on ne fait que le blesser, et je savais que nous allions attaquer un animal redoutable... Nous descendîmes la montagne, et près d'un gros tronc d'arbre mort, nous aperçûmes de nouvelles traces de la présence toute récente du gorille...

" Nous étions partagés en deux bandes et tous, le fusil à la main, prêts à faire feu ; nous avancions à travers des fourrés, épais qui répandaient, même en plein jour, de l'obscurité sui tous les objets... Nous cheminions lentement au milieu de ces épaisses broussailles, n'osant presque respirer, de peur de trahir notre approche.

" Un de mes nègres prit par la droite du rocher, tandis que je suivais la gauche. Malheureusement, il élargit trop le cercle ; les animaux, qui étaient aux aguets, l'aperçurent. Tout à coup, j'entendis un cri étrange, discordant, à moitié humain, presque diabolique, et je distinguai quatre jeunes gorilles qui s'enfuyaient dans l'épaisseur de la forêt. Nous fîmes feu, mais sans succès... Hors d`haleine de les poursuivre, nous retournâmes lentement à notre camp... Je déclare que je sentis l'émotion d'un homme qui va commettre un meurtre, quand je vis les gorilles. Ils ressemblaient d'une manière effrayante à des hommes velus. Leur tête inclinée, leur corps penché en avant, tout en eux avait l'apparence d'hommes qui fuient pour sauver leur vie...

" Pendant que nous étions couchés prés du feu, le soir, avant d'aller dormir, on parla de l'aventure de la journée, et on en vint naturellement à raconter des histoires curieuses sur les gorilles. J'écoutais eau silence une causerie qui ne s'adressait pas à moi, et j'eus ainsi 1-e plaisir d'entendre de la bouche de ces gens-là des récits qu'un étranger n'aurait pu tirer d'eux en les questionnant.

Un des hommes rapporta l'histoire de deux femmes qui pas- dans la forêt et dont l'un fut saisie par un gorille et emportée en dépit des cris et des efforts de toutes deux. L'aulne revint au village, tremblante de terreur et raconta l'aventure. Naturellement on crut la pauvre négresse perdue. Quelle fut donc la surprise générale, lors qu'au bout de quelques jours celle-ci revint chez elle !

A plusieurs jours de là, et pendant un voyage au pays des Nègre-:'aces, qui n'avaient jamais vu d'homme blanc, je fus enfin assez heureux pour me trouver face à face avec un gorille... .

Nous étions partis de grand matin, et nous nous trouvions dans les profondeurs les plus touffues et les moins abordables de la forêt. Tout à coup un de mes hommes pousse une sorte de petit gloussement, signal usité, chez les indigènes, pour appeler l'attention sur quelque chose d'imprévu ; en même temps, j'entendis devant nous comme un bruit de branchages que l'on cassait. C'était un gorille ! Ce singulier bruit de branches cassées continuait à se faire entendre. Nous marchions en observant le plus grand silence, et la contenance de mes hommes permettait de voir qu'ils se savaient engagés dans une entreprise des pluç9 sérieuses ; nous poursuivîmes en avant, et enfin nous crûmes voir, à travers les épais massifs, osciller des branches que l'énormes~, bête était en train d'arracher pour cueillir des baies ou des fruits.

Nous rampions au milieu d'un silence tel, que notre respiration en ressortait distincte et bruyante, lorsque toute la forêt retentit du cri terrible du gorille ; les broussailles s'écartèrent des deux côtés, et, soudain, nous fûmes en présence d'un énorme mâle. 11 avait traversé le fourré à quatre pattes ; mais, quand il nous aperçut, il se redressa et nous regarda hardiment en face,  il était à environ quinze pas de nous. C'est une apparition que je n'oublierai jamais. Il paraissait avoir prés de six pieds ; son corps était immense, sa poitrine monstrueuse, sis bras, d'une incroyable énergie musculaire. Ses grands yeux gris et enfoncés brillaient d'un éclat sauvage, et sa face avait une expression diabolique tel apparut devant nous ce roi des forêts de l'Afrique.

" Notre vue ne l'effraya pas. Il se tenait là, à la même place, et se battait la poitrine avec ses poings démesurés, qui la faisaient résonner comme un immense tambour : c'est leur manière de défier leur ennemi ; et, en même temps, il poussait d'énorme rugissements. Ces rugissements donnent les sons les plus étranges et les plus effrayants qu'on puisse entendre dans ces forêts ; ils ressemblent à un grondement sourd qui imite le roulement lointain du tonnerre, et ils ont l'air de sortir moins de la bouche ; et de la gorge que des spacieuses cavités de la poitrine et du ventre... Ses yeux s'enflammaient, et nous restions immobiles et sur la défensive. Les poils ras du sommet de sa tête se hérissèrent et commencèrent à se mouvoir rapidement, tandis qu'il découvrait ses canines puissantes en poussant toujours de nouveaux rugissements. Il me rappelait alors ces visions de nos rêves, créations fantastiques, êtres hybrides, moitié hommes, moitié bêtes, dont l'imagination a peuplé les régions infernales. I1 avança de quelques pas et s'arrêta de nouveau à six pas de nous ; et comme il recommençait à rugir en se battant la poitrine avec fureur, nous fîmes feu, et nous le tuâmes.

Le râle qu'il fit entendre tenait à la fois de l'homme et de la bête. Il tomba la face contre terre. Le corps trembla convulsivement pendant quelques minutes, les membres s'agitèrent avec effort, puis tout devint immobile. J'eus tout le loisir alors d'examiner l'énorme cadavre. Il mesurait cinq pieds huit pouces cinglais.

Tous les singes ont une grande puissance musculaire, mais tous, fort heureusement, ne sont pas aussi terribles que le gorille. Beaucoup d'espèces s'apprivoisent facilement, et ces animaux sont remarquables par la facilité avec laquelle ils imitent tous les gestes de l'homme. Ils animent les forêts où ils vivent, mais ils sont d'incorrigibles maraudeurs, et souvent ils dévastent les plantations des naturels, qui sont impuissants à repousser leurs nombreux bataillons.

Toutes les bandes sont sous la conduite d'un chef qui veille à la sûreté commune, et qui, en cas de danger, pousse un cri plein de terreur : C'est une série de sons courts, saccadés, tremblants, discordants, que les contractions de la figure rendent plus expressifs encore. Aussitôt les mères rappellent leurs petits qui s'attachent à. elles ; et, chargées de leur précieux fardeau, elles gagnent au plus vite un lieu où toute la bande se réunit en sûreté.

Le chimpanzé est presque aussi grand que le gorille ; il est, de tous les singes, celui qui, par sa conformation, se rapproche le plus de l'homme ; mais il est d'un naturel fort doux et ne combat jamais que pour se défendre. Il vit en sécurité, et souvent, pendant la nuit, on entend retentir les cris de plusieurs troupes réunies pour aller piller un arbre, un champ ou un jardin. En cas d'alerte, le mâle chargé de la garde pousse un cri qui rappelle celui d'un homme en danger de mort.

Dans ces derniers temps, on a souvent amené en Europe des chimpanzés apprivoisés ; mais ils ne peuvent s'accommoder de notre climat, et ils meurent au bout de quelques mois.

®n cite l'histoire d'un chimpanzé qui donnait des preuves d'une intelligence extraordinaire.

Captif sur un vaisseau qui devait le conduire en Amérique, cet animal avait appris à chauffer le four, et il s'acquittait de cet emploi avec une sagacité digne du meilleur garçon boulanger. Il veillait avec soin à ne pas faire tomber sur le sol des charbons brûlants qui auraient pu communiquer le feu, et il reconnaissait à merveille quand le four avait atteint le degré de chaleur nécessaire. Il allait alors avertir le boulanger, qui se fiait absolument à ce singulier collaborateur et ne surveillait jamais le feu.

Il savait aussi remplir toutes les fonctions d'un matelot émérite et remplissait ce devoir avec autant d'adresse que d'intelligence. 11 savait hisser le câble de l'ancre, serrer les voiles, faire un nœud ; il travaillait si bien que les hommes du bord le considéraient comme un de leurs compagnons.

Un jour le pilote le maltraita avec la dernière rigueur sans tenir compte des prières qu'il semblait lui adresser ; il joignait les mains pour tâcher d'attendrir son persécuteur. Mais l'homme avait moins de cœur que la brute, et le langage si plein d'expression de l'intelligent animal ne fit que l'irriter davantage.

Le pauvre chimpanzé supporta patiemment ses mauvais traitements ; mais, à partir de ce moment, il refusa toute espèce de nourriture et, cinq jours après, il mourut de faim et de douleur.

Tout l'équipage pleura l'innocente victime, comme s'il se fût ainsi de la mort du meilleur matelot.

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