LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie
Dressés comme le gigantesque bastion d'une formidable enceint, les massifs alpins descendent par étages successifs du côté de la France ; ils forment une immense muraille à pic du côté de l'Italie. C'est vers le col de Tende que nous dirigeons notre vol : J'éprouvai un véritable serrement de cœur et une émotion plus grande encore qu'en quittant mon paisible vallon de la Vienne. Je ne me lassais pas de regarder, au-dessous de nous, les hautes vallées, les grands bois, les rocs, les cascades, les sommets dénudés, tranquilles et solitaires et, plus haut encore, les neiges éternelles, les cimes terribles, les glaciers formidables. Malheur aux hirondelles qui s'éloignaient du gros de la colonne ! De temps en temps un oiseau de proie se détachait d'une saillie de rocher, et, avide de sang, se précipitait sur la victime isolée qui, après avoir décrit, affolée, mille courbes, mille cercles, se croisant et se recroisant à l'infini, s'arrêtait pour mourir sous la griffe de son ennemi. Mais s'il en est ainsi pour nous, que vous appelez les reines de l'air et dont l'agilité dépasse parfois celle du faucon, que sera-ce donc pour les oiseaux solitaires dont une quantité innombrable traverse ces régions semées d'embûches ? Que deviendras-tu, pauvre rossignol que j'aperçois là-bas, bien loin, blotti clans un buisson " Si je passe de jour, répond pour lui un de vos incomparables écrivains, ils sont tous là ; ils savent la saison ; l'aigle fond sur moi, je suis mort. Si je passe de nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des horribles fantômes aux yeux grandis dans les ténèbres, me prend, me porte à ses petits... . Las ! Que ferai-je ? J'essayerai d'éviter la nuit et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l'eau froide détrempe et morfond sur son aire la grosse bête féroce qui ne sait pas bâtir un nid, je passe inaperçu... Et quand il me verrait, j'aurais passé avant qu'il pût mettre en mouvement le pesant appareil de ses ailes mouillées. " Bien calculé. Pourtant, vingt accidents surviennent. Parti en pleine nuit, il peut rencontrer de front le vent d'est qui s'engouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses ailes... . Dieu il est jour... . Ces mornes géants, en octobre, déjà vêtus de blancs manteaux, laissent voir sur leur neige immense un point noir qui vole à tire-d'aile. Qu'elles sont déjà lugubres, ces montagnes, et de mauvais augure, sous ce grand linceul à longs plis ! ... Tout immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux et autour d'eux une agitation éternelle, des courants violents, contradictoires, qui se battent entre eux, si furieux parfois qu'il faut attendre. " Que je passe plus bas, les torrents qui hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont des trombes qui n'entraîneront. Et si je monte aux hautes et froides régions qui s'illuminent, je me livre moi-même : le givre saisira, ralentira mes ailes. " Un effort la sauvé. La tête en bas, il plonge, il tombe en Ralie, à Suze ou vers Turin, il niche, il raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la gigantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. " Nous n'en sommes pas encore là ! Nous montons, nous montons toujours, et nous n'avons pas encore atteint le faîte de la muraille cyclopéenne. Tout à coup une grande ombre s'interpose entre notre troupe et le soleil... Est-il possible, bon Dieu ! C'est l'ombre d'un oiseau de proie, un oiseau immense sous les ailes duquel pourraient s'abriter des centaines d'hirondelles. Malgré une invitation au silence, un cri d'effroi s'échappa de nos poitrines. Le gypaète barbu, appelé dans les Alpes lammergeier ou vautour des agneaux, plane au-dessus de notre tête. Nous voyons distinctement ce terrible oiseau, ce briseur d'os, plus grand que le plus grand des aigles. Nous assistons à un curieux spectacle. Un petit troupeau de chamois paissait tranquillement sui le flanc de la montagne ; de temps en temps, nous les voyions grimper avec adresse, bondir avec sûreté, courir avec aisance sur des parois à pic où la chèvre la plus courageuse n'aurait pas osé se risquer. Admirablement doués sous le rapport de la vue, ces animaux reconnaissent de très loin leurs ennemis : Celui qui paraissait avoir la mission de veiller à la sécurité de la petite famille venait d'apercevoir le gypaète qui décrivait clans l'air des cercles de plus en plus resserrés, et dont il devinait les intentions. Il fit entendre une espèce de sifflement bref, frappa le sol d'un de ses pieds de devant, et prit la fuite, suivi de ses compagnons. Ils disparurent en bondissant de rocher en rocher, d'arête en arête, de corniche en corniche. Un seul resta en vue, et c'est sur celui-là que le vautour parut concentrer toute son attention. Il continuait à décrire des cercles en se rapprochant d'une plate-forme étroite sur laquelle le chamois s'était imprudemment élancé. Lorsqu'il se vit à l'extrémité d'une corniche sans issue, l'énergie de l'animal s'arrêta un moment en face de l'abîme, se retourna et, surmontant son effroi, il revint sur ses pas avec la rapidité d'une flèche. Niais, plus prompte encore avait été l'attaque de son adversaire qui fondit sur lui, le harcela, battit l'air de ses grandes ailes, agita ses serres autour de la tête de l'animal effaré. Perdu, qu'il força à se précipiter dans le gouffre, où il s'élança à la suite pour 1e dévorer. Le bruit de la chute monta jusqu'à nous, et bientôt la vitesse de notre vol nous eut emportées loin du théâtre de ce drame. Le gypaète se rencontre dans les Alpes et dans les Pyrénées ; il est fort redouté des bergers, dont il trompe souvent la surveillance. Il attaque les agneaux, les moutons et les chèvres ; il vient facilement à bout du chamois et, s'il faut en croire certains récits, il est dangereux pour les enfants et pour les hommes endormis. L'organisation de cet énorme oiseau est très vigoureuse ; sa puissance digestive est extraordinaire ; les os sont digérés par couches ; les plus gros ne résistent pas à l'action de son suc gastrique Lorsqu'il veut saisir une proie, il tombe sur elle de tout le poids de son corps ; si c'est un animal de faible taille, lièvre, agneau ou renard, il l'emporte sur les roches, même à une grande distance ; si la victime est trop volumineuse pour qu'il puisse l'enlever, il en déchire vivement quelques lambeaux, se réservant de venir à ce garde-manger tant qu'il restera une parcelle à dépecer. Nous avons dit comment le gypaète s'était emparé du chamois ; cet oiseau a essayé quelquefois la même manoeuvre avec l'homme, et ceux qui ont échappé à ce péril déclarent qu'il est difficile de résister au terrible élan de son vol et à la puissance de ses ailes. Tschudi nous a fait connaître que le vautour des agneaux est quelquefois victime de sa témérité. Il raconte qu'auprès d'Alpanach, dans l'Unterwalden, non loin d'un endroit appelé le Trou-du-Dragon, un gypaète venait de saisir un renard qu'il emportait tout vivant. Maître renard se défendit vigoureusement, se débattit si bien qu'il finit par saisir son ravisseur au cou. Il serra de toutes ses forces et l'obligea à descendre à terre plus vite qu'il ne le voulait. L'oiseau se tua roide en tombant, et le renard, dégagé de son étreinte, s'enfuit à toutes jambes, emportant probablement, de son ascension, un souvenir assez désagréable, qui ne pouvait manquer de lui revenir en mémoire chaque fois qu'il apercevait un gypaète. Le même observateur parle de plusieurs enfants enlevés par les gypaètes et cite la délivrance presque miraculeuse d'une petite fille qui fut rendue saine et sauve à sa famille. L'événement fut consigné sur les registres de la paroisse, et l'héroïne de cette aventure, qui pouvait être plus tragique, vivait encore il y a une dizaine d'années. Voici une autre histoire plus triste rapportée par M Moquin Tandon : Deux petites filles d'une localité du canton de Vaud, figées, l'une de cinq ans, l'autre de trois ans, jouaient ensemble lorsqu'un vautour se précipita sur l'aînée: Malgré les cris de sa compagne, malgré l'arrivée de quelques paysans qui s'étaient empressés d'accourir, la malheureuse enfant fut emportée. On fit d'actives recherches sur les rochers d'alentours : Les parents, au désespoir, arrivèrent jusqu'à l'aire du rapace, où ils ne découvrirent qu'un soulier et un bas, au milieu d'un tas d'ossements. Un fameux chasseur de chamois, renommé par son intrépidité, grimpa pieds nus, son fusil sur l'épaule, jusqu'à une aire de gypaète qu'il soupçonnait devoir contenir des petits. Il avait à peine commencé son ascension que le mâle apparut : Le chasseur put s'arrêter sur un talus et l'abattre d'un coup de fusil, après quoi, ayant rechargé son arme, il reprit sa marche aventureuse. Il allait atteindre l'aire, lorsque la femelle se précipita furieuse ; elle le saisit à la hanche avec ses serres et chercha à le précipiter au bas du rocher, en même temps qu'elle le criblait de terribles coups de becs. La situation de l'intrépide chasseur était des plus périlleuses. D'une main il se cramponnait au revers du précipice, sans trouver la possibilité de faire usage de son arme. Cependant, il eut assez clé sang-froid pour résister à ce furieux assaut, et assez de présence d'esprit pour dégager son fusil et le diriger d'une seule main sur l'oiseau qui n'avait pas lâché prise. Le gypaète tomba mort au milieu des rochers, et son énergique vainqueur, tout couvert de profondes blessures, put réunir ses prises, qu'il rapporta triomphalement à son village. . . . . . s Cependant, nous avions franchi le versant français et dépassé ce que les géographes appellent la ligne de partage des eaux. Un immense panorama se déroulait à nos yeux. Le nord de l'Italie, cette corbeille gigantesque, dont les rebords sont formés par les Alpes et les Apennins, s'étendait sous nos pieds. Après avoir traversé le Piémont, nous campions, le soir, à Turin, sur la toiture de la magnifique église clé Saint-Laurent. Ce monument, entièrement revêtu de marbre noir, est un des plus remarquables de l'Italie. |
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